La crise énergétique, l’explosion des prix, les pénuries… Après des années de relative quiétude, les datacenters et les infrastructures sont en crise au sein d’une économie qui souffre, mais le pire n’est certainement pas encore là… Nous vous invitons à partager un état des lieux qui se dresse devant les exploitants comme leurs clients, et à évoquer la refondation nécessaire de l’IT.
Expertise - Par Jérôme NICOLLE
Le coût de L’énergie
A trop faire confiance à la filière électronucléaire, qui a pourtant favorisé l’implantation des datacenters et des services Internet en France, et cela malgré une fiscalité reconnue plutôt défavorable, l’absence de concurrence sur les prix et la disponibilité de l’énergie ont largement favorisé les marchés mais se retournent désormais contre nous. Aujourd’hui, la crise ukrainienne accélère la problématique énergétique en Europe, tandis que la fiabilité des centrales nucléaires françaises, accentuée par la ruine d’EDF, est à l’origine d’une crise nouvelle. L’optimisme coutumier dont bénéficie le secteur de l’énergie ne doit cependant pas cacher la réalité. Les promesses de tenir l’hiver ne seront probablement pas tenues. Quant à la relance du plan nucléaire avec la construction de nouvelles centrales, il ne permettra pas d’avoir des résultats au mieux avant 15 ans. Il faut donc se préparer à la précarité énergétique.
Dans les datacenters émerge la nécessité de faire tourner les groupes électrogènes. Cette démarche devient économiquement rentable, les groupes sont fonctionnels et disponibles, ils sont également souhaitables dans la grille en situation de défaillance. Encore faut-il maintenir les contrats d’approvisionnement afin de garantir la continuité. Les cuves de fuel sont généralement remplies à hauteur de 40, 50 voire 60%. Les opérateurs de datacenter prévoyants les ont remplies jusqu’à 90%, le complément à 100% n’étant pas souhaitable afin de se préserver du fuel dégradé qui est encore dans les cuves. Quant à la bascule vers les carburants alternatifs, lorsque ceux-ci seront disponibles en quantité, elle ne changera pas la donne.
Et n’oublions pas que les réglementations environnementales continuent de s’imposer, même si certains acteurs aspirent à leur allègement. L’usage des groupes électrogènes les plus puissants nécessitera certainement de procéder au lavage des fumées et à l’installation de CSS sur les cheminées afin de récupérer le CO2. C’est un moindre mal. Il est temps de lever les restrictions d’usage de l’ICPE…
Les contraintes de la supply chain
La pénurie de composants ne cesse de peser sur la fabrication des équipements. Il n’est pas rare de voir certains fabricants, et pas des moindres, imposer aujourd’hui des délais de livraison qui peuvent aller jusqu’à 12 mois. Les entreprises qui ont passé des commandes anticipées peuvent parfois bénéficier d’un fonds de roulement de stock. Mais pour toutes,le phénomène va perdurer. Beaucoup d’organisations se trouvent contraintes de décaler les projets, voire de les abandonner. Ou alors de recourir au marché de l’occasion. Cependant, dans un marché très contraint où la demande est forte, les tarifs de l’occasion augmentent, rendant parfois les machines plus cher que le prix distributeur. Ajoutons que certains équipementiers ne l’autorisent pas, ce qui ne facilite pas le travail des services achats comme des équipes de la DSI. Si l’entreprise a loué un équipement pendant un an, espérant l’acheter à l’issue de la période, cela revient souvent à le payer deux fois. C’est cependant le seul moyen d’avoir des cadencement d’avancement et de projets à peu près fiables.
L’adaptation de la supply chain à de nouvelles pratiques d’approvisionnement demande de gros changements dans l’organisation des projets. L’adoption du mode ‘infra-as-code’ est une réponse. Il permet de tester les équipements dans des configurations virtuelles… mais cela ne marche pas comme prévu dans la réalité. Ces équipements simulés ne fonctionnent pas à l’identique, et généralement pas comme prévu. De plus, il est impossible aujourd’hui de faire des tests si on ne dispose pas des machines, avec les problématiques d’approvisionnement évoquées plus haut, ce qui a pour effet de faire exploser le coût des projets.
La hausse générale des coûts, des MW aux cross connect
La hausse du prix de l’énergie comme les défaillances de la supply chain entraînent des réactions en chaîne caractérisées par une hausse des coûts dans de nombreux domaines. Il s’agit pour les fournisseurs et pour les opérateurs de répercuter sur le client ce qu’ils subissent. Deux exemples dans notre domaine : le mégawattheure et les cross connect.
Le prix d’achat du mégawattheure en 2021 était de l’ordre de 65 à 70 €. Aujourd’hui, il explose, au point que l’on ne se risque pas ici à indiquer un prix, il vous suffit de scruter vos factures, ce que vous avez certainement déjà fait. La répercussion de cette hausse est immédiate pour ceux qui n’ont pas de contrat à tarif fixe. Quant à ceux qui disposent de contrats indicés, si ces contrats n’offrent pas une couverture jusqu’en 2023, autant dire demain, ils subiront les lois des marchés. Mais dans tous les cas, les tarifs des accessoires peuvent bouger. Le datacenter est placé entre le marteau et l’enclume. Les portefeuilles de contrats indicés sont insuffisamment provisionnés dans les budgets, ce qui entraîne une augmentation du tarif des gestes de proximité, des services d’accès, et du cross connect. Quant aux propriétaires de datacenters qui n’ont pas de contrat, il ne leur reste qu’à provisionner la multiplication par 15 de leur budget énergétique.
Avez-vous récemment relevé votre boîte mail ou votre boîte aux lettres ? Vous y avez certainement reçu des courriers désagréables en provenance de vos hébergeurs : l’annonce d’une augmentation sensible des cross connect. Ces hausses sont proches des 100 %. Sur les documents portés à notre connaissance, le set-up, généralement vendu 200 €, passe à 400 €, et la location de 50 € par mois passe à 90 €. Voilà qui commence à coûter cher pour un équipement passif, en particulier pour les opérateurs télécoms. Dans une baie de 4 à 8 racks on place généralement 4 cross connect, pour les telco, le transport, etc., il suffit de faire le compte. Quant au service de port de transit (out of band), vendu entre 30 et 50 €, ce prix est aujourd’hui augmenté d’un facteur x2 voire x3, ce qui représente une confiscation de valeur. Si l’on revient sur les contrats indicés, la plupart des clients ayant du mal à assimiler l’augmentation des tarifs de l’énergie, il semble préférable pour leurs fournisseurs d’utiliser les tarifs des accessoires pour servir d’amortisseur à l’augmentation du coût de l’énergie.
Danger sur l’investissement
C’est un phénomène mal maîtrisé dont les répercussions portent sur le long terme. Chez les acteurs à risque, le temps de répercussion des changements de coûts associés aux risques pourrait créer de la volatilité. Même si les taux des banques centrales remontent, le danger est réel que la hausse des prix de l’énergie comme des équipements entraîne un ralentissement de la concentration, des M&A (fusions et acquisitions), et réduise les capacités d’investissement. Cela aura un impact sur l’ensemble du domaine de l’IT que souvent nous ne sommes pas en mesure de mesurer et donc d’anticiper.
Comment s’extraire de la spirale, avec quelles méthodologies ?
La situation est à risque, et celui-ci est élevé. Le risque est d’ailleurs multiple, nous devons par exemple y intégrer les problèmes de cybersécurité qui s’accroissent également. Les hôpitaux le démontrent régulièrement et sont emblématiques, l’absence de budget et le manque de compétences sur le legacy en font les parents pauvres du secteur public. Ils sont l’épiphénomène d’une situation qui menace tous les secteurs de l’économie, avec certes des amplitudes comme des moyens différents. Il s’agit donc de mettre en place des approches qui vont permettre d’affronter ces difficultés, ce qui demande la refondation de l’IT.
L’objectif est de remettre l’utilisateur au centre, et de réduire voire de jeter ce qui ne sert pas. C’est particulièrement vrai dans la masse de code tournante, où il s’agit de réduire la surface d’attaque, de faciliter la maintenance, et d’adopter le security by design. Nous devons changer les méthodes de projet et de conception de l’IT, aller vers plus sobriété et de réemploi, et modéliser l’empreinte énergétique. Le lean IT invite à intégrer la sobriété dès la conception. Il requiert que l’on s’autorise à reconcevoir l’ensemble du système, dont pour certaines parties on ne sait plus comment elles fonctionnent. Cette approche demande beaucoup de changements dans les mentalités. Elle s’adresse à des DSI courageux, capables de remettre en cause leur pile opérationnelle.
Si les contraintes opérationnelles sont prévues de longue date, elles continuent à ajouter de la complexité en multipliant les couches d’abstraction. La concomitance des crises peut nous amener à reconsidérer certains préjugés, tout en faisant preuve d’une espérance optimiste. On pourra objecter que la course à la modernité s’inscrit en opposition au lean IT, que parfois le legacy peut sauver des logiciels. Il est vrai que la qualité du logiciel ne s’inscrit pas dans une progression linéaire, elle a tendance à décroître avec le temps. Voilà pourquoi il faudra également résoudre les questions du recrutement, de la formation et du management.
Quant au cloud, que certains n’hésitent pas à présenter comme la solution à tous les problèmes, il ajoute en réalité de la complexité et se montre globalement contre-productif. Ajoutons que, selon une étude néerlandaise, les acteurs du cloud européen sont soumis au Cloud Act. Comment dans ces conditions peut-on parler de souveraineté ? On le voit, au-delà des tourmentes que nous subissons aujourd’hui, les prochaines années seront capitales pour l’avenir de notre secteur. C’est pourquoi il n’est que temps de s’engager dans la refondation de l’IT.
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